Les points de suspension ont eux été popularisés au début du XVIIe siècle par le théâtre imprimé. D'après le chercheur Alain Riffaud, une suite de points est apparue aux éditeurs comme une solution typographique pour représenter l'interruption dans un dialogue : véritable « didascalie graphique », ou indication scénique. Au XVIIIe siècle, ce « point d'omission »  ou « point interrompu » peut encore compter plus de trois points. L'anglais trouve à ce signe un petit air étranger, puisque l'un de ses noms est French dots ; il leur préfère le tiret.

 

Corneille, Mélite, 1633. Le signe, à peine âgé d'une dizaine d'années, comporte ici quatre points.

(Corneille, Mélite, 1633. Le signe, à peine âgé d'une dizaine d'années, comporte ici quatre points.)

 

Quelques décennies après l'acclimatation des points de suspension, on observe une grande facilité, sinon un abus, dans leur usage.

Il n'est pas rare que cette suite de points soit utilisée de façon suggestive, comme un dispositif d'autocensure lâchant la bride à l'imagination du lecteur. Pour peu qu'on lise des romans plus que centenaires, on garde forcément le souvenir d'une page où le récit cède la place à une ou plusieurs lignes de points, à l'instant crucial... On se surprend parfois à regretter ces pointillés surannés (utilisés dès le XVIIIe siècle), lorsqu'on lit aujourd'hui des scènes d'une verdeur aussi boursouflée que maladroite. LaLiterary Review britannique inventa en 1993 le prix littéraire de la balourdise érotique (Bad Sex in Fiction Award), qui récompense tous les ans la page scabreuse la plus malencontreusement bouffonne. Un bon usage de la ponctuation expressive n'aurait-il pas épargné au lauréat une réputation involontaire d'auteur comique ?

Il y eut les systèmes de signes médiévaux destinés à faciliter la déclamation, notamment dans la liturgie. L'exclamation et la suspension créent au contraire une représentation purement visuelle et écrite, pour un oeil habitué à la lecture silencieuse, d'une parole fictive, voix intérieure ou discours direct. En substance : « J'étais, par le plus grand des hasards, d'une innocence déplorable : l'amour ne me représentait encore qu'un sujet à mettre en vers français, avec des interjections et des points suspensifs » (Dumas fils, dédicace à La question d'argent).

 

 

Pedro Uribe Echeverria, publié sur L'Express.fr le 30/07/2009.