Dans un passage obscur et confus du Réel et son double (p. 89-90 de la version définitive), je m’efforce envain d’établir que le livret de La Femme sans ombre de Richard Strauss, dû à Hoffmmansthal, illustre à samanière le thème du double et la théorie générale que j’en ai tirée, dans ce livre comme dans la plupart des livres qui ont suivi. Le caractère laborieux et contraint de ce passage, que j’ai ressenti moi-même comme tel au moment où je le rédigeais, aurait dû m’alerter et me mettre sur la voie de ce que je ne conçois clairement qu’aujourd’hui : le double est sans doute le symptôme majeur du refus du réel et le facteur principal de l’illusion ; mais il existe certains doubles qui sont au contraire des signatures du réel garantissant son authenticité : telle précisément l’ombre qui vient à manquer à la femme sans ombre, tels aussi le reflet et l’écho. Ces doubles de « seconde espèce » se caractérisent par une proximité par rapport à la réalité – humaine, vivante ou inanimée –qu’ils suivent comme son ombre, accompagnent comme son reflet, dupliquent comme son écho. Ces doubles-ci,qu’on pourrait appeler doubles de proximité ou doubles mineurs, comme il y a des ordres mineurs, ne sont pasdes prolongements fantomatiques du réel, mais des compléments nécessaires qui sont ses attributs obligés (pourvu qu’il y ait, naturellement, une source de lumière pour engendrer l’ombre, un miroir pour refléter, une falaise quelconque pour produire l’effet d’écho). S’ils viennent à manquer, l’objet perd sa réalité et devient lui-même fantomatique. Il y a dans la langue espagnole, pour rendre l’idée deproximité, d’« environs » – d’une ville, d’un site quelconque– une expression courante qui exprime mieuxque le français l’étroitesse du lien qui attache la réalité à ses doubles de proximité : les inmediaciones, les « immédiatetés». Pour dire par exemple que Créteil est à deuxpas de Paris, l’espagnol dira volontiers que Créteil estsitué dans ses inmediaciones. Il pourrait dire aussi que Créteil est situé dans sa cercania ou ses alrededores. Mais l’intérêt du terme inmediaciones est de suggérer moins une grande proximité qu’une proximité qui confine à l’immédiateté absolue et à une « co-présence » : il n’y pas de « médiation » – d’espace intermédiaire – entre Créteil et Paris, rien de tangible ne sépare Créteil de Paris. Et c’est aussi le cas de la proximité « immédiate »qui relie l’ombre, le reflet ou l’écho à tout objet réel. Ces doubles de proximité ne sont pas des doubles proches de la réalité ; ils sont inhérents à elle, en sont sans doute des parties externes, mais aussi des parties prenantes. Cecaractère immédiat, ou cette co-présence, du double de proximité par rapport à l’objet auquel il « colle » peut même être considéré parfois non comme une double présence mais comme une présence unique dont les parties apparemment complémentaires (le réel et son double) ne constituent au fond qu’un seul objet. Cette pensée extrême est exprimée par Ovide, dans ses Métamorphoses, lorsqu’il fait dire à Narcisse en extase devantson image reflétée par l’eau : Iste ego sum, – « cet homme-là est moi-même ».

 

Clément Rosset, in Impressions Fugitives, Prologue.