KojikiOUANNALES DE L'ANCIEN TEMPSVOL. I–PREFACE.

 

Adapté de la traduction anglaise de Basil Hall Chamberlain par Pierre Vinclair

 

Moi, Yasumaro, je dis que : Oui le chaos condensait mais – ni la force ni la forme n'étaient manifestes & rien n'ayant été encore créé ne possédait de nom – qui pouvait en connaître la figure ? Peu importe.Le Paradis & la Terre se séparèrent & les trois divinités, le Maître-sa-Majesté-Centre-du Paradis,sa Haute-Majesté-Productrice-Des-Merveilles & le Divin-Producteur-des-Merveilles commencèrent leur oeuvre par la création des Essences Passif & Actif, Izanami Celle-Qui-Invite & Izanagi Celui-Qui-Invite, qui devinrent les ancêtres de toutes choses. Alors que ce dernier entrait dans les ténèbres pour ressortir du côté de la lumière, le Soleil & la Lune furent révélés par le lavage de ses yeux ; alors que, flottant et plongeant, il se baignait dans la mer, naquirent de ses ablutions les divinités du Paradis & de la Terre. Ainsi, malgré la pénombre & l'éloignement du grand commencement de tout parvenons-nous à concevoir, en prêtant foi à l'enseignement authentique des premiers sages,le temps de l'origine de la Terre & de la naissance de ses îles, l'ère de la genèse des dieux & de l'institution de l'humanité. Car nous savons désormais qu'un miroir fut pendu, que des bijoux furent crachés & qu'alors cent Rois se succédèrent ; nous savons qu'un couperet fut mordu & qu'un serpent fut coupé en morceaux pour qu'en jaillisse, pareilles à des fleurs écloses, une myriade de divinités – nous savons aussi que c'est en délibérant dans la Rivière Tranquille qu'on pacifia l'Empire & en discutant sur le Rivage Mince que le pays fut purifié. Dès lors sa Majesté Hononinigi, petit-fils de la déesse du Soleil, descendit du Pic de Takachi & le premier souverain humain, le Céleste Kamu-Yamato, traversa l'Île à dos de Dragon – & lorsqu'un ours sauvage sortit devant lui ses griffes, à Takakura, un sabre céleste lui fut obtenu ; les dieux à longue queue tentèrent bien de lui obstruer le chemin mais la foule le guida, lui & son armée, jusqu'à Yeshinuoù, dansant en ligne, entendant le chant de la victoire, ils liquidèrent de tels brigands. Une révélation fut faîte en rêve à l'Empereur Su-Jin, qui se mit à révérer les divinités Célestes et Terrestres – et fut dès lors promut Monarque Éclairé.Quant à l'Empereur Nin-Toku, qui sut voir la fumée lorsqu'il le fallait, ayant été bienveillant à l'égard des paysans aux cheveux sales, on s'en souvient encore comme de l'Empereur-Sage. Délimitant les frontières & civilisant les campagnes, l'Empereur Sei-mu publia les lois d'Afumi-la-Proche & l'Empereur Ingyo, reformulant les surnoms & sélectionnant ceux des patronymes agréables à l'oreille, régna sur Asuka-la-Lointaine. Quoique chacun diffère des autres en ardeur & en prudence, quoique tous furent dissemblables en valeur & en réussite (chacun étant remarquable dans l'une ou l'autre de ces vertus), ils partageaient ce point commun au moins : prenant l'antique perfection pour étalon ils surent corriger les moeurs en lambeaux de la modernité & en rétablissant des lois si anciennes qu'elles manquaient de se dissoudre dans le néant, replonger nos temps décadents dans la lumière sacrée. Lorsque vint le règne auguste du Souverain Céleste qui gouverna les Huit Grandes Îles depuis le Grand Palais de Kijomihara, à Asuka : lui, Temmu, endossa, tel un dragon masqué, les habits de la perfection & pareil au Tonnerre, il se fit entendre à point nommé. Ayant entendu en rêve une chanson, il sentit qu'il était de son devoir de continuer la Dynastie ; ayant rejoint les eaux noires à la nuit tombée, il sut qu'il devait également en recevoir l'héritage. Pourtant le temps du Paradis n'était pas encore venu & il lui fallut s'échapper des Montagnes du Sud, comme une cigale ; à lui qui marcha comme un tigre oriental, les hommes, comme les choses, furent favorables :transporté dans le Palanquin Impérial il franchit monts et rivières : les Six Divisions de soldats faisaient un bruit de tonnerre, les Trois Régiments se déplaçaient plus vite que la foudre. Les lances relevées se chargeaient de force & les guerriers intrépides étaient si chauds qu'ils fumaient : le blason cramoisi brillait sur leurs armes. Comme des tuiles qui, en proie à la violence, volent en éclat, les ennemis furent écrasés & avant la fin de la première journée les soldats, ainsi, n'étaient plus soumis à leur néfaste pouvoir. Immédiatement alors les bovins furent relâchés & il fut accordé une pause aux chevaux : c'est entourés des cris de la victoire qu'ils allèrent paître l'herbe florissante de l'été ; on enroula les drapeaux et l'on rangea les javelots –d anses & chants les remplacèrent dans la nouvelle capitale. C'était la seconde lune de l'année du Coq. Dans le Grand Palais de Kiyomiharale Souverain s'assit sur le Trône Céleste – en moralité il dépassait Ken-Ko, en vertu Shiu-O.Ayant saisi le sceau céleste, il atteignit les Six Points Cardinaux ;ayant obtenu la suprématie Céleste, il annexa les Huit Déserts. Il parvint à tenir le juste milieu entre les deux Essences Actif et Passif & à réguler l'organisation des Cinq Éléments. Imposant de respecter les bonnes coutume sil rendit hommage à la raison divine – ainsi répandit-il les usages qui permirent au pays de devenir grand. Mais surtout, l'océan de sa sagesse, dans son étendue, s'abreuva aux sources de l'antiquité ; car son coeur, tel un miroir, reflétait les âges anciens. Sur ces entrefaites le Souverain Céleste déclara : « J'ai ouï dire que la chronique des hauts faits des empereurs, ainsi que leurs paroles originelles, ont à la suitedes racontars de diverses familles dévié de l'exacte vérité ; si, avant que les années continuent de s'entasser sur nos légendes, ces imperfections ne sont pas corrigées, leur sens (ce sang qui nourrit le coeur de notre monarchie & sur lequel tout entier se fonde notre pays) disparaîtra. Ainsi je demande que l'on opère une sélection dans ces histoires,que les paroles anciennes soient examinées, vérifiées, que les mensonges soient écartés & que vérité soit faîte, afin de les transmettre aux âges qui succèderont au nôtre. » A cette époque il y avait un conservateur dont le nométait Hiyeda & le prénom Are. Âgé de vingt-huit ans, il était si intelligent qu'il pouvait trouver les bons mots pour tout ce que voyaient ses yeux & avait, enregistrée dans son coeur, une trace de tout ce qu'il entendit jamais. Immédiatement il lui fut demandé d'apprendre par coeur la généalogie des empereurs & de même les paroles des premiers âges. Malheureusement les temps passèrent trop vite pour Temmu, que la mort empêcha d'entendre le

résultat de cette compilation. J'admire, prostré, la manière dont SA MAJESTE L'IMPERATRICE, ayant obtenu l'Unité de l'empire, l'éclaire désormais – SA vertu, en accord avec la Triade sacrée, déverse sur tout notre peuple & gouvernant depuis SON Palais de Pourpre, rejoint les dernières limites où l'on puisse encore apercevoir l'empreinte d'un cheval : enveloppée de sa Retenue Soucieuse, SON aura illumine le rivage le plus éloigné qu'atteignit jamais la proue d'un navire. Le soleil monte, la clarté s'intensifie ; les nuages se dispersent, oui, la fumée disparaît.Que les historiens, tressant le tapis où s'imprime la mémoire, n'oublient jamais qu'à titre de bonne augure, deux caryopses poussèrent sur une seule tige de blé & que même les bateaux barbares allumèrent leurs feux à titre d'hommage & couvrirent notre monarque de cadeaux. En gloire ELLE doit être déclarée supérieure à Bum-Mei & en vertu plus éminente encore que Ten-Itsu. Regrettant les erreurs ayant fait dévié les anciennes paroles & désirant corriger l'inexactitude des chroniques narrant les faits des premiers âges, le trois novembre de l'an sept-cent onze, dix-huitième jour de la quatrième année de Wado ELLE m'ordonna, à moi Yasumaro, de choisir & d'enregistrerles dits anciens appris par coeur par Are Hiyedaselon le Décret Impérial & de les LUI porter. Prêtant obédience aux contenus du Décret, je fus prudent dans ma manière de faire. En effet, les mots comme la pensée de cette époque ancienne sont si simples qu'il eut été difficile d'en arranger les phrases & d'en recomposer les éléments & tout aussi inadéquat pourtant de tout relater tel quel, dans le style impérial de l'écriture idéogrammatique. D'un autre côté, tout écrire en phonétique eut infligé à notre histoire une longueur dissuasive. C'est pour cette raison que j'ai utilisé les deux systèmes conjointement, et ce à l'intérieur de chaque phrase ; lorsque les mots étaient obscurs, j'en ai clarifié la signification par des commentaires – faut-il ajouter que je n'ai rien commenté de ce quiallait de soi ? Les annales de l'ancien temps commencent avec la séparation du Paradis & de la Terre & se terminent avec la mort de Sui-Ko qui résidait à Woharida, de telle manière que du Maître-sa-Majesté-Centre-du Paradis jusqu'à Sa Majesté Le-Prince-Cormoran-à-la-Crête-de-Vague-Ratant-sa-Rencontre-avec-le-Toit-de-Chaume on ait un premier volume ; du Céleste Souverain Kamu-Yamato-Ihare-Biko jusqu'au règne de Homuda un second ; de l'Empereur Oho-Sazaki jusqu'augrand palais de Woharida un troisième volume. Voilà ensemble ces trois volumes, que je vous offre respectueusement & avec dévotion. Moi, Yasumaro, en proie aux frémissements & à la peur véritables, je m'incline devant VOUS – oui devant VOUS je me courbe. Pieusement offert par Yasumaro Futo de la Cour Impériale, Officier de Divison Supérieure de Première Classe du Cinquième Rang du Cinquième Ordre du Mérite, en ce jour du dix mars de l'ansept-cent douze, vingt-huitième de la première lune de la cinquième année du Wa-do.