DANS LA RUE DE CALAIS

 

De ma vie je n'ai conclu aussi lestement un marché de douze guinées : le temps me pesait depuis que j'avais perdu la dame, et sachant que chaque instant en durerait deux, tant que je ne me serais pas mis en mouvement — je commandai immédiatement des chevaux de poste, et pris le chemin de l'hôtel.

 

Seigneur ! dis-je en entendant sonner quatre heures à l'horloge de la ville, et me rappelant que je n'étais guère depuis plus d'une heure à Calais —

 

 

   — Quel gros volume d'aventures peut faire tenir, en ce court espace de la vie, celui dont le coeur s'intéresse à toute chose et qui, ayant des yeux pour voir ce que le temps et le hasard lui offrent perpétuellement le long de son chemin, ne laisse rien échapper de ce que sa main peut honnêtement saisir. —

 

 

   — Ceci ne donnera rien — cela aboutira — peu importe — c'est une expérience sur la nature humaine — J'ai mon travail pour ma peine — cela suffit — le plaisir de l'expérience a tenu en éveil mes sens et la partie la meilleure de mon sang, et tenu en sommeil la partie grossière.

 

Je plains l'homme qui peut voyager de Dan à Bersabée et s'écrier, Tout est stérile — C'est vrai ; et c'est vrai de la terre entière, pour celui qui ne veut pas cultiver les fruits qu'elle offre. J'affirme, dis-je, en claquant gaiement des mains, que si j'étais dans un désert, j'y trouverais de quoi solliciter mon affection — Si je ne pouvais mieux faire, je la fixerais sur quelque myrte odorant, ou je chercherais quelque cyprès mélancolique pour m'attacher à  lui — je ferais la cour à leur ombre, je saluerais tendrement leur protection — j'y graverais mon nom et je jurerais qu'ils sont les arbres les plus aimables de tout le désert : si leurs feuilles dépérissaient, je m'entraînerais à m'affliger, et quand elles reprendraient vie, je reprendrais vie en même temps qu'elle.


 

Laurence Sterne, in Le Voyage Sentimental, trad. de l'anglais par Aurélien Digeon.